• Article paru dans le Monde Diplomatique, en février 2015 

    http://www.monde-diplomatique.fr/2015/02/EL_ALAOUI/52642 

     

    Analyse des responsabilités au Moyen-Orient, espace de gouvernance captive et oligarchique, qui amasse les contradictions et les trahisons envers ses peuples pour mieux préserver ses intérêts, tandis que les puissances occidentales y sont décrites comme des chirurgiens toujours en action. 

     

    "Au Proche-Orient, des régimes politiques confrontés à des difficultés économiques et sociales ont tenté de souffler sur les braises des tensions régionales pour étouffer leurs problèmes intérieurs. Motivés, comme toujours, par des impératifs de sécurité et de survie, ils ont contribué à l’escalade des tensions et des conflits en ignorant les revendications fondamentales des citoyens, au nombre desquelles leur besoin d’être entendus et leur désir de dignité. Ce sont pourtant ces mêmes revendications qui avaient déclenché le « printemps arabe », à partir de décembre 2010.

    La région connaît actuellement ce que de nombreux observateurs ont appelé une « nouvelle guerre froide régionale arabe », dont les fronts s’avèrent parfois contradictoires : le premier conflit cible les Frères musulmans et la dimension transnationale de leur idéologie islamiste ; le second prend la forme d’une lutte entre chiites et sunnites. Des confrontations similaires ont déjà provoqué des carnages, mais jamais aussi meurtriers.

    Les Etats qui sont engagés dans cette nouvelle guerre froide régionale se divisent en deux sous-ensembles. D’une part, des pays qui, comme la Jordanie, l’Iran et l’Egypte, ont mis un coup d’arrêt aux réformes politiques, promises ou en cours, destinées à étendre le champ de la participation populaire et à progresser sur la voie de la démocratisation. D’autre part, des Etats ayant ajourné tout projet de réforme structurelle, tels l’Arabie saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis.

    Contrairement à ce que l’on avait pu observer dans la seconde moitié du XXe siècle, les belligérants ne disposent que rarement d’une idéologie ou d’un projet viable pour l’avenir. Leur ambition ? Survivre, en conservant intactes les structures de pouvoir actuelles. Bien entendu, une autre voie s’offre à ces régimes : puiser dans leur légitimité traditionnelle bien réelle ainsi que dans leurs ressources humaines et financières pour répondre aux aspirations populaires de leurs sociétés. Il y a quatre ans, c’est d’ailleurs le refus d’entendre cette ambition qui a déclenché le « printemps arabe » dans une grande partie de la région. Mais, plutôt que de s’acquitter des coûts élevés d’une telle réforme, leur stratégie consiste à exporter leurs contradictions, de façon à cimenter le statu quo à l’intérieur de leurs frontières — comme le démontrent les violentes conflagrations en Syrie, en Irak, en Libye et au Yémen.

    Egypte

    En Egypte, le gouvernement de M. Abdel Fatah Al-Sissi ne se contente pas de prolonger le système autoritaire de M. Hosni Moubarak ; il l’aggrave. Si la volonté du nouveau président d’élargir son pouvoir épouse celle de son prédécesseur, les problèmes économiques et sociaux auxquels il se trouve confronté rappellent également ceux qui menèrent à la destitution de M. Moubarak en janvier 2011. De cette transition bloquée, seule l’armée sort gagnante. Pas de stabilisation en vue, donc, pour le plus grand pays du monde arabe, puisque la mentalité obsidionale qui caractérise l’Etat égyptien l’empêche de percevoir les courants sociaux qui grondent sous la surface, prêts à se mobiliser une nouvelle fois.

    Chômage, pauvreté et inégalités, conjugués à une forte hausse de la proportion de jeunes dans la population, ont contribué à enflammer la rue et à renverser le régime de M. Moubarak il y a quatre ans. Ces problèmes demeurent. Si la stratégie de développement piloté par l’Etat du président égyptien séduit, elle ne peut réussir tant que l’armée demeure une force économique de premier plan, avec ses propres intérêts financiers et politiques. Sur le papier, les grands projets, comme le nouveau canal de Suez, donnent le tournis. Mais ils offrent tout sauf une panacée au regard de ce dont l’Egypte a besoin depuis des décennies : un secteur privé dynamique coexistant avec un secteur public plus efficace, une économie dopée par un système éducatif et des infrastructures adaptés aux besoins.

    Du temps de M. Hosni Moubarak, l’Etat s’est efforcé de favoriser la croissance en empruntant ce chemin (quitte à favoriser le népotisme). En revanche, l’obsession du président Al-Sissi de tout contrôler exige le maintien des monopoles militaires au centre du champ économique. Avec très peu de croissance pour résultat.

    Le système politique fermé aggrave la situation. L’Etat égyptien s’est peu à peu balkanisé. Dépourvus d’un appareil unifié, les organes de justice et de sécurité souffrent de l’apparition de multiples poches d’autonomie. Cet état de fait a avantagé le régime, puisqu’il a permis aux institutions judiciaires et policières d’envahir la sphère publique, de réprimer les médias et d’éviscérer la « société civile » au niveau local, empêchant ainsi l’émergence d’un mouvement national d’opposition. Se creuse néanmoins le fossé entre l’Etat et la société, celui-ci ne voyant plus dans la population des citoyens à servir et à protéger, mais une menace exigeant un contrôle permanent. On a connu perspectives plus engageantes pour l’avenir.

    A son arrivée, M. Al-Sissi a bénéficié d’une certaine popularité auprès des Egyptiens laïques qui redoutaient les Frères musulmans. Cela ne signifie pas qu’il dispose du soutien durable d’une base sociale populaire, susceptible de l’épauler lors de la crise qui ne manquera pas d’éclater. M. Moubarak disposait d’un Parti national démocratique (PND) hégémonique, qui lui a permis de se maintenir au pouvoir pendant près de trois décennies. Même le PND n’a cependant pas pu empêcher la révolution de janvier. M. Al-Sissi n’a pas créé d’infrastructure organisationnelle de ce type, se contentant de perpétuer la mentalité de bunker propre à l’Etat autoritaire.

    Dans ces conditions, le régime estime pouvoir tirer profit de l’embrasement des conflits régionaux. Depuis le coup d’Etat de juillet 2013 contre M. Mohamed Morsi, l’Egypte a entraîné d’autres pays, comme l’Arabie saoudite et la Jordanie, dans une campagne visant à éliminer les Frères musulmans, à commencer par leur organisation égyptienne. Celle-ci n’avait pas subi de répression aussi violente depuis l’époque de Gamal Abdel Nasser (1956-1970). La plupart de ses dirigeants se sont enfuis ou croupissent en prison, des milliers de militants ont été tués par les forces de sécurité, et des dizaines de milliers se trouvent encore en détention dans l’attente de simulacres de procès. Le Qatar a tenté de soutenir les Frères musulmans, mais l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis voient en eux une menace. Ces pays ont versé à l’Egypte des milliards de dollars d’aide économique depuis le coup d’Etat pour alléger sa crise financière. L’Arabie saoudite, en particulier, a agi comme dans les années 1960, lorsqu’elle se voyait encerclée par les forces du nassérisme et du baasisme. Aux yeux de Riyad, les Frères musulmans représentent une menace transnationale qui pourrait s’emparer du Golfe.

    Ces flux d’aide constants en provenance des Etats pétroliers du Golfe ne sont cependant pas la solution, ne serait-ce que parce qu’ils attisent les tensions dans la péninsule arabique. En Egypte, l’injection de liquidités étrangères — astronomiques— provoque une hausse de l’inflation. Une telle perfusion aggrave en outre la dépendance d’un régime rentier, que les financements extérieurs n’encouragent pas à prendre les mesures, coûteuses mais nécessaires, qui s’imposent pour développer l’économie.

    Yémen

    Alors que l’Egypte régresse vers l’autoritarisme, le Yémen, la Syrie et l’Irak subissent le traumatisme de la violence et de la guerre.

    Au Yémen, Ansar Allah, le bras militaire du mouvement insurrectionnel houthiste, a écrasé toute résistance et, depuis septembre dernier, contrôle la capitale Sanaa. A ne pas confondre avec les membres d’Ansar Al-Charia, un groupe proche d’Al-Qaida : les rebelles houthistes sont des adeptes du zaydisme, une branche de l’islam chiite (1). Les militaires de l’ancien régime ont délibérément ouvert la voie aux offensives des milices et ne leur ont opposé aucune résistance. Les forces de l’opposition établie, comme le parti Al-Islah, ont vite été dépassées par les dirigeants houthistes. Dans le même temps, des forces centrifuges ont mis l’Etat en pièces dans d’autres régions du Yémen, comme les conflits séparatistes dans l’Hadramaout et dans le Sud.

    Les houthistes ne sont apparus sur les radars occidentaux qu’il y a quelques années. L’idée sunnite prédominante considérait que la foi zaydite était si proche de la doctrine sunnite qu’ils la désignaient comme la cinquième école de la jurisprudence islamique. Mais les houthistes ont reçu un soutien et une légitimation constants de la part de l’Iran. Téhéran considère le Yémen comme une arène où rivaliser avec l’Arabie saoudite, qui voit traditionnellement ce pays comme une extension de son propre territoire.

    En conséquence, une alliance transnationale de minorités religieuses s’est constituée, situation qui ressemble fort à ce qui s’est passé au Liban et en Syrie. Les alaouites de Syrie sont maintenant considérés comme appartenant au paysage chiite, ce qui justifie l’intervention du Hezbollah pour le compte du régime syrien. De la même manière, Ansar Allah, de par son parrainage iranien, a obtenu un niveau de crédibilité chiite qui place pleinement le groupe du côté iranien dans ce conflit régional. Grâce à l’aide financière et aux ressources militaires qu’il a obtenues, le mouvement zaydite est également devenu un acteur d’Etat, à l’image du Hezbollah.

    Syrie

    Durant le « printemps arabe », la Syrie a été l’un des premiers pays à connaître des manifestations pacifiques. Ce moment où la démocratie était possible a laissé place à une guerre civile, à une économie de guerre et à un désastre humanitaire, qui vont en s’aggravant. Le régime de M. Bachar Al-Assad ne jouit plus que d’un semblant de souveraineté, contrôlant le territoire national en dehors de Damas à travers des checkpoints militaires, faute de pouvoir imposer une véritable présence légale et civile. Incapable de fournir les services sociaux et économiques qui cimentent la légitimité, l’Etat a perdu une grande partie des infrastructures dont il disposait. Face à lui, des organisations et des groupes étrangers d’opposition transformés en forces militaires d’occupation qui se caractérisent par leur très grande diversité, un fait que les médias occidentaux négligent souvent. L’Organisation de l’Etat islamique (OEI) n’est pas Al-Nosra (lire « Funeste rivalité entre Al-Qaida et l’Organisation de l’Etat islamique »).

    Ces acteurs ne sont pas unis. En Syrie, l’OEI est moins une organisation aspirant à devenir un « Etat » au sens propre qu’une confédération djihadiste tentant de se muer en empire. Comme les Ottomans, l’OEI administre son territoire en en confiant la gestion à des acteurs locaux. Sa capacité fonctionnelle s’avère limitée en tant qu’Etat centralisé. Les sinistres décapitations transmises par les médias ne témoignent pas d’un nouveau système de loi islamique (charia) qui serait le signe d’un nouvel ordre politique. Elles constituent plutôt des campagnes de relations publiques visant à multiplier les recrues.

    C’est bien là que le bât blesse. Etant donné ce cadre quasi impérial, l’OEI ne dispose pas de la capacité de se comporter comme un véritable Etat, que ce soit en termes d’organisation des institutions ou de levée de l’impôt. Son modèle est celui du butin, que les combattants se disputent : un système qui réussit bien dans les campagnes mais s’avère inadapté à la gestion de villes entières.

    Dans ce chaos, le régime de M. Al-Assad a adopté une stratégie simple : exister. Il n’a pas besoin de reconquérir les territoires perdus pour gagner cette guerre. Ayant perdu son crédit, il ne peut pas opter pour une stratégie de sortie en engageant les réformes politiques qui lui ont été réclamées antérieurement. Tant que le régime ne s’effondre pas, il peut cependant prétendre à une victoire perverse. Ce qui explique sa politique de la terre brûlée. Les forces du régime, qui ont désormais renoncé à préserver la vieille Syrie, détruisent les villes et les villages où les groupes d’opposition dominent, le principe étant que, si Damas ne peut s’en emparer, alors personne ne le fera.

    Cet abattoir résulte en grande partie de l’action d’acteurs externes. Les interventions régionales en Syrie sont bien connues. Les Etats-Unis emmènent une coalition de pays occidentaux et arabes qui bombarde l’OEI, ce qui, paradoxalement, fait le jeu d’un régime autocratique que Washington a déclaré illégitime. Parmi ses partenaires, la Turquie, la Jordanie, l’Egypte et l’Arabie saoudite. Pour sa part, le régime de M. Al-Assad peut compter sur l’aide économique et militaire du Hezbollah et de l’Iran, ainsi que sur la complicité de la Russie.

    Avant la montée en puissance de l’OEI et d’Al-Nosra, ces Etats arabes sunnites avaient inscrit la Syrie dans un « croissant chiite » s’étendant du Liban à l’Iran. Ils cherchaient à déloger M. Al-Assad, alimentant des clivages confessionnels au sein de leurs propres populations. Ils ont été forcés de changer de cap et de faire face au problème djihadiste. Seul l’Iran a maintenu sa position de soutien au régime syrien, ce qui révèle l’évolution de son impératif révolutionnaire. N’ayant pu propager la révolution dans les rues des pays arabes après 1979, les dirigeants iraniens ont fait leur entrée sur la scène régionale par le biais de la géopolitique, en profitant des tensions dans le cadre de cette nouvelle guerre froide.

    Cette rhétorique confessionnelle doit toutefois faire l’objet de prudence. L’OEI ne résulte pas d’une division entre sunnites et chiites, comme on a pu l’imaginer, bien que ses combattants aient lancé une campagne contre ces derniers. Pour beaucoup, les jeunes qui ont été recrutés pour se battre en Syrie relèvent moins d’un endoctrinement religieux que de l’impact de politiques désastreuses, où inégalités sociales, apathie économique et impasses politiques se conjuguent pour priver les citoyens de leur dignité.

    Presque tous les pays arabes ont fourni des volontaires à l’OEI, à commencer par la Tunisie, l’Arabie saoudite, la Jordanie et l’Egypte. L’ironie veut que certains de ces pays préconisent d’éliminer l’organisation. Cette observation bouleverse les idées classiques sur le terrorisme et l’extrémisme : on pense depuis longtemps qu’on peut faire échec aux terroristes radicaux en tarissant leur force combattante, leurs financements et leurs sanctuaires. L’OEI prouve que cela est faux et qu’un extrémisme violent peut surgir de presque rien. Quelques années après que l’Occident a cru avoir eu raison d’Al-Qaida, il est confronté à un nouvel avatar, territorialisé, du phénomène. Combattu sur « son » territoire, il réagit en se déployant ailleurs. Il vient de montrer en Europe sa capacité à exploiter les fractures du Vieux Continent (2).

    Irak

    L’OEI est également active en Irak, mais sa présence occulte des problèmes plus fondamentaux de dislocation sociale et d’inégalités politiques. L’OEI s’inscrit dans un schéma plus vaste de résistance et de soulèvement sunnites contre les abus d’un gouvernement dominé par les chiites, mis en place par les Etats-Unis après 2003. Pour de nombreux Irakiens sunnites, la violence potentielle de l’OEI ne représente pas une menace plus grande que les brutalités commises par les milices chiites qui soutiennent diverses personnalités politiques, comme l’ancien premier ministre Nouri Al-Maliki. Nombre de ces sunnites se sont sentis trahis après l’apparition des Sahwa, une milice sunnite appuyant le gouvernement, et le déploiement en 2007 de troupes américaines supplémentaires sous le commandement du général David Petraeus, qui contribua à stabiliser le pays.

    Pourtant, il faut là encore considérer la dimension confessionnelle avec circonspection. Les connexions iraniennes avec le gouvernement irakien d’après-guerre ont amplifié et encouragé une discrimination sectaire contre laquelle les Etats-Unis n’ont pas souhaité lutter, et qui a maintenant atteint un seuil rarement vu auparavant dans l’histoire de l’Irak moderne. Exploitée et exacerbée par le climat régional, la division confessionnelle y conjugue une véritable fracture sociale à des ingérences géopolitiques, ce qui en rend l’issue encore plus incertaine.

    On constate aussi en Syrie et en Irak une autre évolution majeure de la réalité sociale. Avant le « printemps arabe », les citoyens étaient des sujets censés devoir allégeance à l’Etat. L’autorité confiscatoire de l’Etat s’étant effritée, chacun recherche la sécurité en se tournant d’abord vers les acteurs locaux, le quartier et les milices.

    Perspectives régionales

    Les divisions régionales résultent de l’action de plusieurs acteurs, mais un fil commun apparaît désormais clairement. Les inquiétudes de la coalition arabe sunnite ne concernent pas seulement ses opposants régionaux, comme l’Iran, ou des menaces idéologiques, comme celle des Frères musulmans. Une troisième menace émerge, intérieure celle-ci : leur propre société. Hélas, ces pays traitent les voix dissidentes avec suspicion. Cependant, en refusant de saisir l’occasion offerte par le « printemps arabe » de se tourner vers l’intérieur et de répondre efficacement à la demande massive de liberté et de dignité de leurs populations, ces systèmes politiques se fourvoient. Ils optent pour une voie grosse de risques politiques à moyen et à long terme. Comme par réflexe, ils projettent leurs problèmes au niveau régional sans s’attaquer à leurs déficiences internes.

    La récente baisse des prix du pétrole a démontré que cette nouvelle guerre froide régionale peut connaître d’importants revirements de fortune. Jusqu’à maintenant, l’Iran avait le dessus dans le conflit confessionnel avec l’Arabie saoudite ; sa politique régionale, plus cohérente, le conduisait à intervenir directement dans ses guerres par procuration sans recourir à des intermédiaires. La stratégie saoudienne s’avère plus fragmentée, car la politique étrangère se trouve aux mains de multiples acteurs, des services de sécurité aux princes décisionnaires en passant par le ministère des affaires étrangères, chacun de ces centres de pouvoir ayant ses propres intermédiaires à l’étranger.

    Qui plus est, contrairement à l’Arabie saoudite, l’Iran présente un modèle de souveraineté populaire qui, bien qu’il ne soit que partiellement libre, permet la tenue d’élections régulières et l’existence d’un pluralisme contrôlé, même si le pouvoir demeure en dernier ressort entre les mains du Guide suprême. Enfin, l’Iran a provoqué le trouble d’une grande partie du Golfe en poussant les intérêts américains à s’engager dans un accord nucléaire, ce qui annonce une percée diplomatique majeure. La chute des prix du pétrole rebat les cartes. L’Arabie saoudite, qui la provoque, s’en sort mieux en raison de ses réserves financières plus importantes. Cependant, Riyad risque d’entraîner une confrontation avec l’Iran et de perdre les moyens de soutenir ses protégés régionaux. Pour les deux pays, la bataille ultime se joue désormais en Syrie.

    La nouvelle guerre froide régionale a ainsi considérablement transformé le paysage géopolitique du Proche-Orient. Pour la première fois dans l’histoire moderne de la région, Le Caire, Damas et Bagdad ne sont pas les puissances régionales hégémoniques. Ces pays subissent les répliques du « printemps arabe » et sont le terrain d’une contestation qui implique des acteurs extérieurs. La leçon est claire : nul, aussi puissant soit-il, n’échappe à l’histoire.

    Par contraste, la Tunisie est un exemple constructif pour la région en termes de promesses démocratiques. Les compromis innovateurs entre forces islamiques et laïques auxquels est parvenu cet Etat en transition, de même que la régularité des élections démocratiques et le règne du droit, démontrent qu’il est possible de se libérer de l’héritage autoritaire. Si la démocratie tunisienne en venait à retourner dans l’ombre, c’est à la fois un symbole d’espoir pour les démocrates et une épine insidieuse dans le pied des régimes autoritaires qui disparaîtraient.

    Au vu de ces événements, les Etats-Unis ne peuvent plus être la puissance hégémonique incontestée de la région. Leur apparent désengagement des affaires régionales reflète un tournant important dans leur stratégie globale. Ils ont tiré les leçons de leur échec en Afghanistan et en Irak. En outre, l’Asie revêt désormais plus d’importance stratégique que le Proche-Orient. La domination mondiale ne s’accompagne plus de l’occupation d’espaces territoriaux et de lieux physiques, mais du contrôle des marchés financiers et des routes commerciales maritimes. Washington cherchera encore à contrôler le flux du pétrole régional, mais en régulant le robinet plutôt que le puits. En somme, on n’assiste pas à un désengagement des Etats-Unis mais à la reformulation de la politique américaine.

    Un héritage de l’histoire aura cependant fait preuve de sa résilience. Les frontières géographiques définies par l’accord Sykes-Picot ont fait preuve d’une pérennité inattendue, exception faite du Kurdistan. Les acteurs de la région ne se battent pas pour redessiner la carte, mais pour contrôler les frontières existantes. Les gouvernements et les peuples partagent encore aujourd’hui implicitement l’idée sacro-sainte que ces frontières représentent la dernière amarre de stabilité au Proche-Orient. Elles constituent une réalité sociale, pour le meilleur et pour le pire. Après tout, chaque réfugié victime des crises récentes est censé regagner son pays. Et, quels que soient les vainqueurs des conflits civils en Libye, en Syrie, en Irak et au Yémen, on n’attend pas de ces Etats qu’ils changent de forme. L’idée qui prévaut largement est que, si les frontières géographiques existantes disparaissent, l’instabilité actuelle se transformera en une spirale de chaos."

    Hicham Ben Abdallah El-Alaoui

    Président de la Fondation Moulay Hicham, membre de la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Auteur de Journal d’un prince banni. Demain, le Maroc, Grasset, Paris, 2014.

      


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  • Article du Monde Diplomatique du 17 novembre 2015 

    http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2015-11-16-Paris

     

    Analyse critique de la réaction géopolitique immédiate, vue comme

    - un surdimensionnement brutal de l'exécutif vis-à-vis du législatif

    - une absence de construction morale (le Daesh blanc saoudien ne valant pas mieux que le Daesh noir)

    - une surenchère médiatique sans recul sur les affects qu'elle engendre 

     

    Le 13 novembre 2015, une série de fusillades et d’explosions ont endeuillé Paris et Saint-Denis, provoquant la mort d’au moins 130 personnes. Les auteurs de ces attentats, souvent des jeunes Français musulmans, ont motivé leur acte en invoquant l’intervention militaire de leur pays en Syrie contre l’Organisation de l’Etat islamique (OEI). Deux jours plus tard, Paris a procédé à de nouveaux bombardements contre les positions de l’OEI en Syrie, principalement dans la « capitale » de l’organisation, à Rakka. Et, dorénavant, le gouvernement français comme l’opposition de droite s’accordent sur la nécessité de multiplier les « frappes » en Syrie. L’urgence de mener sur le front intérieur une « guerre » implacable ne les distingue pas davantage.

    La seule question qui semble faire débat entre eux tient à la composition de la coalition internationale combattant l’OEI. Avec ou sans la Russie ? Avec ou sans l’Iran ? Avec ou sans le gouvernement syrien ? La politique étrangère française, dont le crédit a été largement atteint par une succession d’hypocrisies et de maladresses, paraît à présent se rallier à l’idée d’une alliance aussi large que possible. Une telle position est déjà celle que défendent l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, l’ancien premier ministre François Fillon et l’ancien ministre des affaires étrangères Alain Juppé. Tous exigeaient il y a encore quelques mois, ou quelques semaines, le départ préalable du président syrien Bachar Al-Assad ; tous y ont dorénavant renoncé.

    Décidée de manière solitaire, sans débat public, sans participation autre que purement décorative du Parlement, dans un alignement médiatique conforme aux habitudes du journalisme de guerre, l’intervention militaire française soulève néanmoins plusieurs questions de fond.

    L’existence d’une « coalition », tout d’abord : celle-ci est d’autant plus large que les buts de guerre de ses principaux membres diffèrent, parfois très sensiblement. Certains participants (Russie, Iran, Hezbollah libanais, etc.) veulent avant tout maintenir au pouvoir le régime de M. Al-Assad, bien que celui-ci soit détesté par une large partie de la population. D’autres (Turquie et Arabie saoudite en particulier), qui ont manifesté de la complaisance envers l’OEI jusqu’à ce que celle-ci se retourne contre eux, aimeraient s’assurer que M. Al-Assad va tomber. Comment imaginer que ce malentendu fondamental ne débouche pas sur de nouvelles convulsions dans l’hypothèse d’une victoire des alliés de circonstance contre l’OEI ? Faudra-t-il alors imaginer une nouvelle intervention pour séparer (ou pour détruire) certains des ex-coalisés ? Les atrocités de l’OEI sont largement documentées, y compris par l’organisation elle-même. Malgré cela, elle a été bien accueillie dans des régions sunnites d’Irak et de Syrie dont les habitants avaient été exploités ou tyrannisés par des milices chiites. Aussi éprouvés soient-ils par la férule qu’ils subissent en ce moment, ces habitants ne se sentiront pas forcément libérés par leurs anciens persécuteurs.

    L’autre question fondamentale tient à la légitimité et à l’efficacité des interventions militaires occidentales par rapport même aux buts qu’elles s’assignent. L’OEI n’est que l’avatar un peu plus sanglant d’un salafisme djihadiste encouragé par le wahabbisme d’Arabie saoudite, une monarchie obscurantiste que les capitales occidentales n’ont cessé de dorloter. Au demeurant, à moins d’imaginer que l’objectif que visent à présent les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni, etc., soit simplement de s’assurer que le Proche-Orient et les monarchies obscurantistes du Golfe demeureront un marché dynamique pour leurs industries de l’armement, comment ne pas avoir à l’esprit le bilan proprement calamiteux des dernières expéditions militaires auxquelles Washington, Paris, Londres, etc. ont participé, ou que ces capitales ont appuyées ?

    Entre 1980 et 1988, lors de la guerre entre l’Iran et l’Irak, les pays du Golfe et les puissances occidentales ont largement aidé le régime de Saddam Hussein, en espérant ainsi affaiblir l’Iran. Objectif atteint au prix d’un million de victimes. Quinze ans plus tard, en 2003, une coalition emmenée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni (mais sans la France) détruisait l’Irak de Saddam Hussein. Résultat, ce pays, ou ce qu’il en reste, est devenu un allié très proche… de l’Iran. Et plusieurs centaines de milliers de ses habitants ont péri, principalement des suites d’affrontements confessionnels entre sunnites et chiites. Pour que le désastre soit tout à fait complet, l’OEI contrôle une partie du territoire irakien.

    Même scénario en 2011 quand, outrepassant le mandat d’une résolution de l’Organisation des Nations unies, les Occidentaux ont provoqué la chute de Mouammar Kadhafi. Ils prétendaient ainsi rétablir la démocratie en Libye, comme si ce souci avait jamais déterminé la conduite de leur politique étrangère dans la région. Aujourd’hui, la Libye n’est plus un pays, mais un territoire où s’affrontent militairement deux gouvernements. Elle sert d’arsenal, de refuge aux groupes terroristes les plus divers, dont l’OEI, et de facteur de déstabilisation régionale. Serait-il insolent de réfléchir quelques secondes — voire davantage — au bilan de ces dernières interventions occidentales avant d’en engager une nouvelle, dans l’enthousiasme général évidemment ? L’année dernière, à West Point, le président américain Barack Obama admettait lui-même : « Depuis la seconde guerre mondiale, quelques-unes de nos erreurs les plus coûteuses sont venues non pas de notre retenue, mais de notre tendance à nous précipiter dans des aventures militaires, sans réfléchir à leurs conséquences. »

    Comme toujours, le discours de « guerre » se double d’un dispositif sécuritaire et policier renforcé. On sait à quels excès cela a donné lieu aux Etats-Unis. En France, il est déjà question de rétablissement des contrôles aux frontières, de déchéances de nationalité et de modification de la Constitution afin, comme vient de l’expliquer le président de la République, de « permettre aux pouvoirs publics d’agir contre le terrorisme de guerre ».

    A l’évidence, nul ne saurait nier la nécessité d’une protection des lieux publics contre des actes de terreur, d’autant que les attentats coordonnés du 13 novembre viennent de témoigner d’une défaillance évidente des services de sécurité. Doit-on pour autant bricoler dans la hâte un nouvel arsenal de restriction des libertés individuelles, alors même que des lois « antiterroristes » n’ont cessé de se succéder, souvent durcies avant même d’entrer en application ? L’actuel climat d’affolement et de surenchère sécuritaire favorise par ailleurs les suggestions les plus inquiétantes. Ainsi celle d’incarcérer les « suspects » de djihadisme, ou de radicalisation, ce qui reviendrait à confier à la police et à l’administration le droit de rendre la justice, y compris pour décider unilatéralement des mesures privatives de liberté.

    Après une série de crimes prémédités ciblant des lieux de loisirs et de sociabilité un vendredi soir, l’émotion de la population française est compréhensible. Mais les responsables politiques ont pour responsabilité de réfléchir aux motivations de leurs adversaires et aux dynamiques qu’ils engagent plutôt que d’enchaîner les rodomontades dans l’espoir éphémère de conforter leur popularité flageolante.

    On en est loin.


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  • Le point sur un dossier aussi lent à faire évoluer que problématique dans ses implications politiques et démocratiques : qui paie l'impôt ? qui s'y soustrait ? avec quelles conséquences sur la capacité puis sur la crédibilité des institutions ? à quand un recadrage efficace ? au nom de quels objectifs politiques doit-on recadrer cela ? 

     http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/11/06/lutte-contre-l-evasion-fiscale-comment-l-europe-a-evite-le-sujet-pendant-dix-ans_4804890_3234.html

     

     


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    Mots clés : "perception naturelle" Vs. statistiques ; modèles mathématiques ; prédictibilité du risque ; équilibre de la terreur ; théorie des jeux ; culture de terreur ; réaction collective

     

    Ressources à consulter

    • http://www.marianne.net/apres-les-attentats-bangkok-c-est-moment-partir-thailande-100236321.html

    • Etude scientifique et statistique en anglais, fondée sur le risque terroriste auquel Israël est confronté : 

    http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=964345

    L'étude a pour intérêt de démontrer comment les terroristes rationalisent leurs actes en ayant recours à la logique "coûts et bénéfices" : bâtiments, populations et localités visés permettent d'établir une échelle proportionnelle des risques.

    • Compléments sur cette question :

    http://www.captaineconomics.fr/-terrorisme-peur-role-medias-jesuischarlie-economie

    Télécharger « BR_FEB_2011.pdf »

     

     

     

     


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